La chose était demeurée bien discrète, bien cachée. Un peu comme dans une famille on ne parle pas de celui qui troubla autrefois l’ordre établi… Quoi, la République française, image mondiale de la Liberté et de la Tolérance, avait eu, elle aussi, ses camps de concentration comme les puissances totalitaires ! Mis à part deux livres qui ne paraissent pas avoir marqué leur époque de parution, rien, jusqu’à l’ouverture des archives dans les dernières années 80, n’avait véritablement été dit. Léon Moussinac en 1945, Arthur Koestler en 1947 furent, à ma connaissance, les seuls qui témoignèrent de ce qui fut cette tragédie ignorée du plus grand nombre. Depuis 1986, bien des livres ont paru sur le sujet, un film, dont l’action se déroule au camp des Milles à Aix-en-Provence est passé sur nos écrans. On commence enfin à savoir que notre Troisième République, et à sa suite l’État français de Vichy, eurent parfois des pratiques bien proches de celles des dictatures.
L’ouvrage de Vincent Giraudier, Hervé Mauran, Jean Sauvageon et
Robert Serre aborde les camps d’internement et de travail mis en place de 1939 à 1945
dans les deux départements de la Drôme et de l’Ardèche. Il est construit
un peu à la façon des Cahiers de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent
: un thème central et quatre auteurs qui, parfois ensemble, le plus souvent séparément
traitent d’un aspect particulier de ces camps qui furent réellement des camps de concentration.
Après une préface de Denis Peschansky, chercheur au CNRS et lui-même
auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, le premier chapitre, signé collectivement par les quatre
auteurs, fait une très bonne synthèse de ce phénomène concentrationnaire à la
française qui, créé par décret en novembre 1938, débute en février
1939 pour “accueillir” les réfugiés qui fuient le régime dictatorial
de Franco en Espagne et qui, dès le début de l’année 1939, affluent en grand
nombre à la frontière. Rien n’a été réellement préparé pour
cet accueil et les conditions de séjour pour ne pas dire de détention, sont très
vite déplorables. Pire, on s’efforce de rendre ce séjour le plus pénible qu’il
soit possible pour inciter les réfugiés à regagner leur pays d’origine sans
souci des représailles qu’ils risquent d’y subir. S’ajoutent aux Espagnols,
dès la déclaration de guerre en septembre 1939, les “ressortissants ennemis”,
c’est-à-dire les Allemands, les Autrichiens et Italiens sans qu’on veuille tenir compte
que la plupart d’entre eux étaient en France pour fuir les régimes totalitaires de
leurs pays, et bénéficiaient du droit d’asile politique. Mieux, on leur refuse le
droit de s’engager dans l’armée française comme cela avait été prévu
en ne leur laissant comme ultime solution que la Légion étrangère. Poursuivant alors
une logique qui n’aura rien à envier à celle qui suivra sous le gouvernement du Maréchal
Pétain, le gouvernement Daladier, estimant que le traité germano-soviétique de juillet
1939 fait des communistes français des complices objecifs des Allemands, décide, dès
novembre 1939, d’interner communistes et militants pacifistes d’extrême-gauche. Le
travail ainsi commencé ne pouvait que combler le gouvernement de Vichy qui n’eut qu’à poursuivre
la tâche en ajoutant au tableau de chasse de la République défunte les étrangers
de tous bords, les hommes politiques considérés comme responsables de la défaite,
puis les Juifs, les Tziganes,… Les auteurs évaluent le nombre de personnes ainsi internées
entre 1939 et 1946 à six cent mille, dans plus de cent lieux de concentration, l’Ardèche
n’en comptant pas moins de quinze et la Drôme six.
Dans un second chapitre, Hervé Mauran nous donne la brêve histoire de l’arrivée des “rouges espagnols”, républicains qui fuient le régime dictatorial de Franco, dans le département de l’Ardèche en 1939. Au 18 février de cette année 1939, mille huit cent quatre-vingt-quatorze réfugiés espagols sont répartis dans onze camps d’hébergement égaillés du nord au sud, d’Annonay à Vagnas, dont le pivot est à Champ-la-Lioure sur la commune de Chomérac. An Ardèche, comme ailleurs, les conditions d’hébergement sont rudes : nourriture insuffisante, hygiène plus que sommaire, promiscuité totale. Les sorties sont réglementées mais possibles. Les autorités françaises s’efforcent de persuader les réfugiés de rentrer dans leur pays. Mais la crainte des représailles est souvent plus forte que les désagréments de l’exil et la vie en camp, et les retours sont rares, malgré les contraintes exercées sur les “meneurs” incitant à refuser le rapatriement. La vie des camps ardéchois fut brêve : les réfugiés quittent le département pour des regroupements familiaux ou préfèrent la liberté de résidence lorsqu’elle leur est accordée. En juillet 1940, les camps de réfugiés espagnols, en tant que tels, ont disparu.
Parallèlement, Robert Serre étudie le problème dans le département
de la Drôme, particulièrement dans le Diois et la vallée de la Drôme.
Bien que moins nombreux que dans l’Ardèche, les réfugiés espagnols de
la Drôme, s’ils bénéficient d’un bel élan de solidarité de
la population, rencontrent les mêmes difficultés auprès de l’administration
qui utilise tous les moyens pour les persuader de rentrer en Espagne. Soumis à de fortes
pressions, beaucoup d’entre eux acceptent le retour, sans qu’on sache quel fut leur
sort. Comme en Ardèche les réfugiés espagnols disparaissent en tant que tels,
noyés au milieu des autres étrangers dans le Groupement des Travailleurs Etrangers
ou en accédant à un statut d’indépendance lorsque cela leur est possible.
Robert Serre consacre quelques pages de son chapitre à l’ancien chef du gouvernement républicain
espagnol, Largo Caballero, assigné à résidence à Nyons après être
passé par Vals-les-bains et qui fut finalement déporté au camp de concentration
d’Oranienbourg en 1943.
Avec Hervé Mauran et Jean Sauvageon on s’arrête ensuite devant une autre classe d’internés à la suite de la déclaration de guerre du 3 septembre 1939. Dès la déclaration de guerre, tous les ressortissants allemands et autrichiens résidant en Ardèche et dans la Drôme sont arrêtés, sans qu’on ne tienne aucun compte qu’ils s’étaient réfugiés chez nous pour des raison politiques ou de persécutions raciales. Internés à la maison d’arrêt de Largentière, ils sont vite transférés au tristement célèbre camp des Milles près d’Aix-en-Provence. On y retrouve le peintre surréaliste Max Ernst et le docteur Littwack dont le premier eut la chance de pouvoir gagner les États-Unis mais dont le second sera transféré à Drancy puis dans les camps allemands de la mort. Après la signature de l’armistice du 22 juin 1940, le gouvernement de Vichy procède à l’arrestation et à l’internement des Juifs, étrangers d’abord, français ensuite. Il est bien évident que, très vite, les forces d’occupation allemandes vont s’intéresser à ces ressortissants allemands et particulièrement aux Juifs et ceci bien avant l’occupation de la France entière. Plus tard ils connaîtront le sort qu’on connaît.
Jean Sauvageon étudie de plus près les deux camps de Loriol et de Montélimar où furent internés de 1939 à 1941 étrangers et Français. En premier, des étrangers dont “l’internement est nécessaire pour le maintien de l’ordre public”, baptisés pour la circonstance “Allemands de race” qu’ils fussent Allemands, Autrichiens, voire Belges ou même Alsaciens ou Lorrains. Puis les Français communistes, anarchistes ou simplement pacifistes qui avaient osé le dire ou opposés à la capitulation pétainiste (on ne parle pas encore de “gaullistes”). Le texte de Jean Sauvageon contient de nombreux témoignages et les citations apportées par l’auteur sont très sévères pour les hauts fonctionnaires en poste à l’époque, accentuant par leur zèle les conséquences de la politique du gouvernement de Vichy. Il y aurait eu sans doute beaucoup de “procès Papon” à faire sur le territoire français.
Vincent Giraudier évoque, dans deux chapitres consécutifs, les camps d’internement “d’indésirables français ”, à Chabanet, près de Privas et dans l’établissement d’internement administratif de Vals-les-Bains, réservé, quant à lui, à ceux qui, selon le gouvernement de Vichy, ont trahi la France soit en déclarant la guerre à l’Allemagne, soit en la perdant. Le camp de Chabanet est connu des adhérents et lecteurs de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent par les carnets d’Élie Reynier qui y fut interné, et publiés dans le Cahier n°61. Ce camp de concentration, suivant son appellation officielle, rassemble de février 1940 à janvier 1941 tous ceux que la Troisième République, puis à sa suite le gouvernement de Vichy, qualifièrent de communistes qu’ils le fussent ou pas pourvu qu’ils soient proches de mouvements ou partis d'extrême-gauche. Une centaine de personnes, dont un peu plus de quarante Ardéchois, y furent détenues dans des conditions précaires en particulier lors de l’hiver très rude de 1940-1941. Plus loin, Vincent Giraudier narre fort bien ce que fut la tragi-comédie de l’internement des “responsables de la défaite”, mélange de compromissions et de lâchetés. Son récit, très vivant, nuançant bien tous les cas particuliers que représentent ces internés de haut niveau, est passionnant.
Dans le long chapitre VIII de Robert Serre, on passe à une phase
plus tragique encore de cette triste période. Six cent trente-neuf hommes, originaires de
quatorze pays d’Europe, constituèrent ce qui fut appelé de 1941 à 1944
le Groupement de Travailleurs Étrangers, à Crest dans la Drôme. Les Groupements
de Travailleurs Étrangers, créés dès l’armistice et dépendant
directement du gouvernement de Vichy, rassemblèrent des étrangers d’origines
diverses, soldats tchèques ou polonais qui avaient combattu avec l’armée française,
républicains espagnols qui avaient refusé le retour en Espagne, Arméniens,
Allemands et Autrichiens anti-nazis. Le 352ème GTE s’installe à Crest en mai-juin
1941. Mise à part une petite minorité qui reste au camp, la plupart de ces “travailleurs” sont
répartis dans tout le département et assurent des travaux forestiers et agricoles.
Les travaux sont durs, la nourriture parcimonieuse, le logement souvent insalubre. Robert Serre
nous conte dans le détail les quatre années de vie de ces hommes : l’attitude
infâme des représentants du gouvernement, les prélèvements allemands
de main-d’œuvre, les rafles nazies des Juifs malgré l’opposition des occupants
italiens, les évasions puis la participation à la Résistance avec son cortège
de condamnés à mort, et enfin les tracasseries de l’administration française
après la libération du territoire. Parmi les nombreux témoignages et récits
que nous donne Robert Serre, j’ai particulièrement apprécié les pages
consacrées aux Allemands anti-nazis, trop souvent oubliés dans leur combat désespéré contre
le totalitarisme hitlérien. On ne peut tout citer tant ce chapitre est dense, mais on ne
peut qu’être reconnaissant à l’auteur qui éclaire des événements
trop longtemps occultés.
Dans un bref chapitre, Vincent Giraudier et Hervé Mauran nous parlent des micro-camps à caractère
humanitaire qui rassemblèrent des invalides et des malades sortis du camp des travailleurs étrangers à Saint-Agrève,
ou, à Alboussière, des Juifs, vieillards impotents issus des camps de Gurs et de Rivesaltes,
ce qui n’empêchera pas les nazis d’en déporter par la suite quelques-uns dans
les camps d’extermination.
L’ouvrage se termine par un chapitre d’Hervé Mauran peu glorieux pour notre administration française après la libération du territoire. Les camps d’internement de civils demeurent : les camps de Chabanet et de Chomérac sont réutilisés pour ceux qui sont, à tort ou à raison, accusés de collaboration avec l’ennemi, où se retrouvent innocents, vrais collaborateurs, trafiquants du marché noir et souteneurs. Les étrangers ne sont pas épargnés : les anticommunistes russes sont pourchassés. L’Ardèche abritera deux camps soviétiques, à Saint-Pons et à Meyras. Les opposants ukrainiens furent officiellement livrés à Staline. La Quatrième République maintiendra des milliers d’étrangers dans des camps de concentration jusqu’en 1950 et nous ne pouvons oublier, même s’ils ne furent pas implantés sur le sol ardéchois, les camps ouverts en France au moment de la guerre d’Algérie.
Il faut lire ce livre, car au-delà des récits et des souvenirs, il nous montre que notre République fut, elle aussi, capable de discrimination raciale, xénophobe et idéologique. Le passé, que certains voudraient nier, est un terrible exemple des conséquences que peut amener le laxisme devant des formes de pensée qui refusent toute présence ou toute idée étrangères. Les événements de ces jours derniers en Autriche nous invitent à ne pas oublier ce passé.
Michel Appourchaux - Février 2000
N.B. L’ouvrage comporte un index des lieux fort bien fait et très utile. On eût aimé trouver également un index des noms de personnes.